top of page

SEVERANCE : Dystopie d'une Secte Corporatiste

Le concept de secte corporatiste désigne une entreprise qui ne se contente pas d’être un simple lieu de travail, mais qui impose une culture organisationnelle et des pratiques proches de celles d’une secte. Ce type d’entreprise cherche à exercer un contrôle total sur ses employés, non seulement sur le plan professionnel, mais aussi sur leur identité, leurs croyances et leur mode de vie.

Cela passe par un endoctrinement subtil ou explicite, une manipulation psychologique constante et une exploitation émotionnelle qui pousse les individus à s'investir corps et âme, souvent à leur propre détriment.


Dans une secte corporatiste, l’entreprise devient bien plus qu’un simple employeur : elle se transforme en une entité idéologique, un univers fermé où les valeurs, les comportements et même la pensée des employés sont façonnés par un dogme interne. L'objectif n'est pas uniquement de maximiser la productivité, mais aussi de créer une adhésion quasi-religieuse à une vision portée par l'organisation.

Ce phénomène est particulièrement présent dans certaines grandes entreprises technologiques, où l’on observe un culte du fondateur, un discours exaltant sur la mission de l’entreprise et une tendance à brouiller les frontières entre la vie professionnelle et la vie privée.


On retrouve aussi ces dynamiques dans des startups qui encouragent un dévouement extrême sous prétexte de "révolutionner le monde", ou encore dans des organisations pseudo-spirituelles qui mêlent travail et développement personnel en prétendant offrir une transformation intérieure à leurs employés.

L’entreprise ne se contente plus d’être un cadre de travail, elle devient une idéologie en soi, cherchant à façonner des individus entièrement dévoués à sa cause, quitte à sacrifier leur bien-être personnel et leur libre arbitre.


Caractéristiques d’une secte corporatiste


  1. Culte du leader – L’entreprise est souvent centrée autour d’un fondateur ou d’une figure dirigeante charismatique, présenté comme visionnaire ou quasi-messianique (ex. Steve Jobs chez Apple, Adam Neumann chez WeWork).


  2. Idéologie interne forte – L’entreprise impose une vision du monde avec des valeurs qui vont au-delà du simple travail (ex. changer le monde, élever l’humanité). Les employés doivent adopter cette philosophie sous peine d’être exclus.


  3. Langage et rituels propres – Un vocabulaire interne spécifique est utilisé pour façonner la perception des employés (ex. chez Amazon, l’idée d’être un "Day One Company" pour encourager une mentalité de start-up permanente). Des événements ou cérémonies renforcent l’adhésion au groupe.


  4. Pression sociale et contrôle comportemental – L’entreprise surveille et oriente la vie de ses employés, allant jusqu’à contrôler leur façon de penser ou de parler du travail, parfois même en dehors de l’entreprise (ex. encouragement à travailler sans limites, surveillance des opinions internes).


  5. Dissolution de la frontière entre vie pro et perso – La secte corporatiste encourage un investissement total, souvent au détriment de la vie personnelle. On valorise ceux qui restent tard, sacrifient leur temps libre et intègrent l’entreprise comme une famille de substitution.


  6. Manipulation émotionnelle – On joue sur la peur (de perdre son emploi, d’être exclu du groupe), la culpabilité (ne pas être assez impliqué) et l’euphorie (événements d’entreprise survoltés, encouragements exagérés).


Exemples de sectes corporatistes


  • WeWork sous Adam Neumann : l’entreprise se présentait comme une communauté révolutionnaire de travailleurs, mais les employés étaient poussés à un engagement extrême et manipulés par une idéologie pseudo-spirituelle.

  • Theranos sous Elizabeth Holmes : un culte du secret, une obéissance aveugle à la fondatrice et une culture de la peur empêchaient toute remise en question.

  • Amazon et sa culture hyper-compétitive : pression intense, encouragement à la dénonciation interne et surveillance des employés.

  • Google et Facebook : bien qu’ils ne soient pas des sectes au sens strict, ces entreprises ont créé une culture où le travail devient une identité, avec des bureaux ressemblant à des campus et des avantages conçus pour garder les employés immergés.


Dans Severance, Lumon Industries pousse le concept de secte corporatiste à son extrême : la séparation totale de la vie personnelle et professionnelle (via la scission des souvenirs) transforme les employés en purs serviteurs de l’entreprise, totalement dévoués et incapables de remettre en cause leur condition. Le Kierisme est l’aboutissement dystopique de ces dérives.


Mais avant d'aller plus loin, donnons un peu de contexte . "Severance" ou "Dissociation" au Québec est une série télévisée américaine créée par Dan Erickson. La série suit des employés de bureau qui ont subi une opération afin qu'ils ne conservent aucun souvenir du monde extérieur lorsqu'ils sont au travail et n'aient aucun souvenir de leur travail dès qu'ils le quittent.


Chez Lumon Industries, un programme est utilisé afin que certains employés volontaires, ne conservent aucun souvenir du monde extérieur lorsqu'ils sont au travail et n'ont aucun souvenir de leur travail dès qu'ils le quittent. Pour cela ils ont volontairement subi une opération consistant à introduire dans leur cerveau, une puce contrôlée par Lumon afin de provoquer cette dissociation (severance).


Cependant cela n'est pas aussi pratique et simple que ça en a l'air. Mark Scout (Adam Scott), qui a choisi cette procédure pour « oublier » le terrible deuil qui l'affecte à travers la mort de son épouse Gemma dans un accident de voiture, est ainsi le chef d'une équipe composée de Dylan George (Zach Cherry), Irving Bailiff (John Turturro) et de la nouvelle venue, Helly R. (Britt Lower). Leur mystérieux travail au service du raffinement des macrodonnées consiste à repérer certains chiffres sur un écran d'ordinateur et à les détruire, sous l'autorité de la directrice du Département des dissociés, Harmony Cobel (Patricia Arquette) et de Seth Milchick (Tramell Tillman), surveillant en chef.


Dans l'entreprise, les employés sont les « Inters » (innies). Quand ils la quittent après 17 h, ils sont les « Exters » (outies) ; ils n'ont alors plus aucun souvenir de leur vie à l'intérieur de Lumon, et inversement.


Le personnel de Lumon vit dans le culte de Kier Eagan, fondateur de l'entreprise. Il subit de sévères brimades dès qu'il s'écarte des règles imposées, ou reçoit des récompenses quand il respecte le règlement et réussit son travail. Helly R. se rebelle : ne comprenant pas sa fonction, elle refuse de continuer à vivre cette séparation entre ses deux personnalités ; elle tente même de se suicider. Quant à Mark Scout, dans sa vie d'exter il est abordé par Petey Kilmer, son ancien collègue et ami (qu'il ne reconnaît donc pas dans cette version) : il a réussi à se faire « restaurer », c'est-à-dire à retrouver l'ensemble de ses souvenirs, mais cela provoque sa mort. Peu à peu, les employés du service du raffinement des macrodonnées tentent d'en savoir plus, de comprendre ce qui leur arrive, de connaître la vie de leurs outies et de sortir de la prison mentale de Lumon.


Le Kierisme : L'Absolutisme Corporatiste Masqué en Dogme

Le Kierisme est bien plus qu’une simple culture d’entreprise. C’est un système totalisant qui transforme le travail en une quête existentielle, où l’individu est dissous dans un idéal supérieur façonné par une figure quasi divine. Ce concept, développé dans Severance, illustre une dynamique insidieuse où l’entreprise ne se contente plus de donner du travail, mais façonne la pensée, la morale et la perception du réel de ses employés. Le Kierisme n’est pas seulement un ensemble de règles et de croyances : c’est un mécanisme de contrôle, un dogme imposé, un absolu auquel il faut adhérer sous peine d’être rejeté, voire anéanti en tant qu’individu autonome.


La Fabrication d’un Mythe


Le fondement du Kierisme repose sur une illusion soigneusement entretenue : celle de la figure paternelle omnisciente et bienveillante incarnée par Kier Eagan. Ce dernier n’est pas un simple entrepreneur ou un visionnaire, mais une entité transhistorique dont les paroles sont gravées dans la pierre, dont la sagesse est supposée infinie, et dont l’œuvre doit être poursuivie sans relâche. Il ne s’agit pas d’un homme qui a dirigé une entreprise, mais d’un prophète ayant laissé un héritage sacré à perpétuer.

La glorification du fondateur est un processus qui ne laisse aucune place au doute. Kier n’est jamais remis en question. Son image trône dans chaque recoin, ses préceptes sont répétés comme des mantras, et toute remise en cause de son enseignement est perçue comme une hérésie, une menace contre l’équilibre fondamental du monde de l’entreprise. Ce processus transforme la structure hiérarchique de l’entreprise en un système de croyance absolu, où toute contestation devient une faute morale.


Une Organisation qui Dépasse le Travail


Dans le Kierisme, l’entreprise ne se limite pas à son rôle économique. Elle devient le cadre même de l’existence. Chaque employé est un rouage d’une mission plus grande que lui, un instrument au service d’une vérité qui le dépasse. Ce n’est pas simplement son poste qui est défini par l’organisation, mais sa place dans l’univers. L’individu n’existe pas en dehors de ce système. Il n’a pas d’histoire propre, pas de volonté propre, pas d’aspiration personnelle en dehors de celles que l’entreprise lui dicte.

Cette dissolution de l’individu se manifeste notamment à travers la scission de la mémoire. En séparant la conscience des employés entre une version d’eux-mêmes vouée exclusivement au travail et une autre qui en est totalement coupée, Lumon Industries supprime toute possibilité de rébellion intérieure. L’Innie (l’employé conscient uniquement dans l’environnement de travail) ne connaît rien d’autre que l’entreprise. Il ne peut envisager d’autre vie, car pour lui, elle n’existe tout simplement pas.

Le travail cesse alors d’être une activité pour devenir une condition d’existence. L’Innie ne travaille pas pour vivre ; il existe pour travailler.


La Soumission Volontaire et l’Autocontrôle


Le pouvoir du Kierisme ne repose pas uniquement sur des règles et des sanctions explicites. Il s’ancre aussi dans une soumission volontaire façonnée par des mécanismes de conditionnement profond.

La doctrine de Kier Eagan repose sur des principes censés guider chaque employé vers un idéal comportemental strictement codifié.

Parmi eux, les Quatre Tempéraments définissent les traits de caractère des individus, leur rôle et leurs limites intrinsèques. Ce classement n’est pas seulement une méthode de gestion, c’est un déterminisme imposé, une manière de figer les employés dans des catégories préétablies qui renforcent leur résignation à leur sort.


Le système fonctionne d’autant mieux qu’il s’appuie sur la collaboration active des employés eux-mêmes. Ceux qui adhèrent le plus fortement aux préceptes de Kier deviennent des relais du contrôle interne. Ils surveillent, dénoncent, guident les autres vers une conformité toujours plus stricte. L’autodiscipline devient une seconde nature, et la transgression un acte inconcevable.


Les quatre tempéraments sont une ancienne classification des types de personnalité, initialement développée par Hippocrate et popularisée dans différentes traditions philosophiques et psychologiques. Dans le contexte du Kierisme, ils servent à catégoriser et à prédéterminer le comportement des employés, réduisant leur individualité à un rôle fonctionnel. Voici une description de chacun d'eux :


1. Le Tempérament Sanguin


  • Caractéristiques : Extraverti, optimiste, sociable, impulsif et émotif.

  • Dans le Kierisme : Les sanguins sont les éléments enthousiastes de l'organisation. Ils acceptent facilement l’endoctrinement, car ils trouvent un certain plaisir à appartenir à un groupe et à propager ses valeurs. Ils sont souvent mis en avant comme modèles de loyauté et de dynamisme.

  • Danger : Leur nature émotive peut les rendre instables, ce qui peut poser problème si leur enthousiasme se transforme en doutes.


2. Le Tempérament Mélancolique


  • Caractéristiques : Introverti, réfléchi, perfectionniste, sensible et analytique.

  • Dans le Kierisme : Ces individus sont souvent ceux qui tentent de rationaliser le dogme et d’en faire une doctrine cohérente. Ils excellent dans les tâches nécessitant minutie et introspection, mais leur tendance à l’analyse peut les rendre plus susceptibles de percevoir les failles du système.

  • Danger : Leur besoin de cohérence les pousse parfois à questionner les contradictions du Kierisme, ce qui peut les mener à une forme de rébellion interne.


3. Le Tempérament Flegmatique


  • Caractéristiques : Calme, réservé, pragmatique, pacifique et stable émotionnellement.

  • Dans le Kierisme : Ces individus sont les plus dociles. Ils s’intègrent bien au système car ils recherchent avant tout la stabilité et évitent les conflits. Ils ne remettent pas en question les ordres, trouvant plus facile de se conformer aux attentes du groupe.

  • Danger : Leur passivité les empêche d’agir face aux injustices, les transformant en complices silencieux de l’oppression.


4. Le Tempérament Colérique


  • Caractéristiques : Volontaire, énergique, déterminé, ambitieux et dominant.

  • Dans le Kierisme : Ce sont les leaders naturels du système. Ils font respecter l’ordre et imposent la doctrine de Kier avec ferveur. Leur nature ambitieuse les pousse à gravir les échelons et à défendre l’entreprise comme s’il s’agissait d’une cause personnelle.

  • Danger : Leur excès de zèle peut les amener à des abus de pouvoir, voire à des conflits internes s’ils perçoivent une menace à leur propre ascension.


Dans le Kierisme, ces tempéraments sont utilisés pour structurer la hiérarchie et les rôles de chacun. Ils ne sont pas une simple description de personnalité, mais un outil de contrôle qui enferme chaque individu dans un cadre rigide, le rendant incapable de concevoir une autre façon d’exister.


La Désintégration du Libre Arbitre


Le contrôle ultime du Kierisme ne réside pas dans la surveillance physique ou les règles écrites, mais dans la transformation des individus eux-mêmes. Lorsque l’on fait partie du système depuis suffisamment longtemps, la capacité à penser en dehors de lui disparaît. Ce n’est pas simplement la peur qui empêche la révolte, mais l’incapacité même d’envisager une alternative. L’entreprise devient la réalité. Tout ce qui est extérieur n’existe pas ou est perçu comme une menace au fragile équilibre établi.


Ce processus de déshumanisation progressive entraîne une perte totale de soi. L’individu n’est plus qu’un réceptacle pour les valeurs de l’organisation, une coquille façonnée selon les besoins de l’entreprise. Son identité personnelle est remplacée par une identité fonctionnelle. Ses désirs, ses doutes, ses ambitions s’effacent au profit d’une existence réglée par un dogme impénétrable.

Le Kierisme est une manifestation extrême du totalitarisme corporatiste, un système où l’entreprise absorbe non seulement le temps et l’énergie des employés, mais aussi leur identité, leur morale et leur perception du monde. Derrière son apparente bienveillance, cette doctrine masque une machine implacable de contrôle et de conditionnement, où l’individu devient un simple rouage d’un idéal qu’il ne peut ni comprendre, ni remettre en question.


Dans un monde où certaines entreprises cherchent à devenir des philosophies de vie plutôt que de simples employeurs, où la frontière entre travail et identité s’efface peu à peu, le Kierisme apparaît comme un avertissement. Jusqu’où une organisation peut-elle façonner ceux qui la servent avant qu’ils ne deviennent autre chose qu’eux-mêmes ? Et à partir de quel moment l’adhésion volontaire se transforme-t-elle en soumission aveugle ?





留言


bottom of page