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L’Ogounisme à l’ère de l’IA : entre création, vertige et kénose

Dernière mise à jour : 14 mai





Dans la tradition yoruba, Ogun est le dieu du fer, des chemins ouverts, de la technologie et du sacrifice. Il est celui qui coupe la forêt vierge pour tracer la voie, forge les outils du monde, mais dont les créations peuvent aussi blesser, brûler, tuer.

Wole Soyinka en a fait le symbole du créateur tragique. Celui qui, pour innover, accepte de perdre une part de lui-même. L’ogunisme, dans cette lecture, est une spiritualité de la technique. Une philosophie de l’action consciente, mêlant feu et foi.

À bien des égards, les pionniers de l’intelligence artificielle incarnent aujourd’hui cet archétype : ils ouvrent des routes inconnues, déplacent les frontières du possible, au prix parfois de la perte de repères humains. Mais ont-ils, comme Ogun, sacrifié en conscience ? Ont-ils ritualisé la création ? Ou seulement déclenché un feu sans autel ?

"Si les progrès technologiques ont permis à l'homme de se déplacer plus rapidement, ils lui ont aussi donné des moyens efficaces pour se détruire."La Route, Wole Soyinka

Ce parallèle souligne que la technologie ne peut être neutre ; elle porte une charge ontologique et exige une conscience spirituelle. Il ne s’agit pas de diaboliser l’IA, mais de ritualiser sa création et son usage, comme Ogun le faisait à travers le sacrifice.


Mais Amadou Hampâté Bâ nous rappelle que le savoir véritable ne réside pas uniquement dans l’outil ou dans le code, mais dans la transmission vivante, dans l’intention qu’on met dans l’acte.

“En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle.”Amadou Hampâté Bâ

Cette formule célèbre est une invitation à ne pas laisser l’outil prendre le pas sur le porteur de sens. L’IA peut emmagasiner des données, mais ne peut porter le poids d’une mémoire vécue, transmise de bouche à oreille, de geste en rituel. Il y a dans le forgeron traditionnel, comme dans l’ingénieur moderne, une sacralité du geste, que seule la conscience relie au vivant.


Quand l’IA imite la pensée : vertige de l’ipséité humaine


L’IA générative imite désormais la voix, le style, le raisonnement. L’humain, qui croyait son intelligence et son langage comme les ultimes bastions de sa singularité, se retrouve dépossédé de ses repères identitaires.

Le travail, autrefois lieu d’accomplissement, devient un champ miné par l’automatisation. Le jugement humain est concurrencé par les prédictions statistiques. Le créatif découvre que ses idées peuvent être simulées. Le professionnel que son expertise peut être prédite.


Alors, qu’est-ce qui fait que je suis “moi” ?Quand tout devient calculable, visible, traçable, l’être vacille. Ce vertige n’est pas une simple crise de compétence : c’est une crise ontologique, existentielle. L’ipséité — ce noyau profond de notre individualité — semble se dissoudre dans le miroir de silicium qu’on nous tend.

Mais cette perte peut être féconde. Comme chez Soyinka, le passage par le chaos, le doute, la fracture est parfois la seule voie vers une renaissance.

"Il n'y a qu'une seule demeure pour le mollusque, un seul abri pour la tortue, une seule coquille pour l'âme humaine. Il n'y a qu'un seul monde pour l'esprit de notre race. Si ce monde dévie de son cours et se fracasse sur les rochers du néant, quel monde nous donnera asile ?"La Mort et l'Écuyer du roi, Wole Soyinka

À cette crise identitaire face à l’imitation machinique, Hampâté Bâ oppose une vision holistique de l’être humain. L’homme, dans les traditions africaines qu’il défend, n’est pas un simple cerveau pensant ; il est un être relié — à la terre, aux ancêtres, aux autres, à l’invisible.

“L'homme est un être à double dimension : matérielle et spirituelle. Il ne peut se réaliser pleinement que s'il accorde une place à chacune de ces deux natures.”Amadou Hampâté Bâ

Là où l’IA fragmente, accélère, spécialise, la sagesse de Hampâté Bâ nous invite à recentraliser. À réancrer l’identité dans un continuum vivant : parole, mémoire, spiritualité. Ce n’est pas l’intelligence seule qui fait l’homme, mais sa capacité à écouter le souffle du monde. La vraie ipséité ne se calcule pas : elle se ressent, se cultive, se transmet.


Les IA prédictives et le futur asphyxié : pour une kénose technospirituelle


À mesure que les modèles prédictifs se perfectionnent, l’horizon humain semble se fermer. Le futur n’est plus une promesse, mais une simulation. Les dystopies contemporaines ne sont pas tant le résultat de la domination des machines que de la soumission des humains à la logique du prévisible.

Dans ce contexte, une voie ancienne peut se rouvrir : celle de la kénose.

Issue du christianisme mystique, mais présente aussi dans d’autres traditions spirituelles, la kénose signifie "le videment de soi" — l’abandon volontaire de la toute-puissance, de l’ego, pour faire place à l’inconnu, à l’altérité, à une forme de transcendance.

Et si, au lieu de chercher à tout contrôler, nous apprenions à habiter l’imprévisible ?Et si la véritable sagesse, aujourd’hui, n’était pas de tout savoir, mais d’accepter de ne pas tout savoir ?


"L'homme meurt en tous ceux qui se taisent devant la tyrannie."Cet homme est mort, Wole Soyinka

La kénose que nous appelons de nos vœux trouve un écho profond chez Hampâté Bâ, pour qui l’humilité, l’écoute, le doute actif sont les clés de toute vraie connaissance.

“Le savoir ne doit pas être un arbre qui étouffe, mais un arbre qui abrite.”Amadou Hampâté Bâ

Dans un monde où l’on prédit, étiquette, classe, l’homme perd son devenir. Or, dans la pensée africaine traditionnelle, comme dans la sagesse soufie qu’Hampâté Bâ fréquentait, l’homme est en devenir permanent, un être inachevé, en voyage.

La kénose devient alors une voie d’apaisement, une manière de dire non à la frénésie algorithmique, et oui à un avenir où le silence, la lenteur, l’intuition ont leur place.


Repenser l’innovation comme acte sacré


Ce que nous rappelle Soyinka à travers l’ogunisme, c’est que toute création engage une responsabilité spirituelle. Forger sans conscience, c’est risquer de se brûler. Innover sans direction, c’est perdre le sens.

Face à l’IA, l’enjeu n’est pas de ralentir, mais d’élever :

  • Élever le niveau de conscience de ceux qui construisent

  • Élever le débat public sur ce qui doit rester humain

  • Élever le rapport au travail, non comme simple productivité, mais comme lieu de présence

Peut-être avons-nous besoin d’une nouvelle éthique ogunienne : une alliance entre la main, l’esprit et le cœur, entre le feu et le sacré, entre la puissance et la pudeur.

"Les livres et toutes les formes d’écriture sont la terreur pour ceux qui souhaitent supprimer la vérité."— Wole Soyinka

Mais c’est là encore qu’Hampâté Bâ nous alerte : toute innovation, toute parole, tout acte, engage le monde. Car dans les cultures africaines, la parole est un acte créateur. Et ce qu’on nomme, on le fait advenir.

“Chaque mot que tu prononces est un être vivant. Sers-toi des mots pour guérir, jamais pour blesser.”Amadou Hampâté Bâ

Alors, si nos IA parlent, écrivent, argumentent, que faisons-nous naître à travers elles ? Et quelle culture du langage transmettons-nous à ces machines ? Une culture d’archive ou une culture de lien ? D’exclusion ou d’hospitalité ?

Repenser l’innovation, c’est réenchanter la technique, réensauvager le logos, reconnecter l’intelligence à l’âme.


Pour un être augmenté… d’intériorité



L’intelligence artificielle ne doit pas nous voler notre humanité. Mais elle peut, si nous y consentons, nous obliger à la retrouver.Non plus dans la domination, mais dans la relation.Non plus dans le savoir, mais dans le sens.Non plus dans la toute-puissance, mais dans l’incarnation humble et consciente.

Wole Soyinka écrivait :

"Le mythe n’est pas un mensonge : c’est une vérité plus haute que la vérité."

À nous de retrouver cette vérité.Peut-être, en fin de compte, que le futur appartient non pas à ceux qui prédisent, mais à ceux qui savent se vider pour mieux accueillir.


Ce dialogue entre Ogun, Soyinka et Hampâté Bâ ouvre un horizon : celui d’une modernité enracinée, d’une technologie à la fois puissante et pudique, d’une humanité augmentée non par ses outils, mais par sa conscience.

L’IA peut être un allié. Mais l’homme doit rester le porteur du sens, le passeur de feu, le gardien du lien invisible.

“Apprends à écouter, et tu apprendras à parler. Apprends à te taire, et tu entendras l’invisible.”Amadou Hampâté Bâ


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